« Le temps de la procrastination, des demi-mesures, de l’apaisement des craintes, des expédients déconcertants et des délais touche à sa fin. Nous voici à l’aube d’une période de conséquences. » [Winston Churchill, 12/11/1936]
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Les autorités morales des sociétés ont toujours combattu la notion d’intérêt. Ironiquement, il n’aura fallu que deux décennies après la totale dérégulation du secteur financier pour assister à son écroulement, comme l’avaient prévu les plus grands économistes français… Il nous reste très peu de temps pour des actions drastiques – sauront-nous l’utiliser ?
« Tu ne prêteras point à ton frère ton argent à intérêt. » [Bible, Ancien testament, Lévitique, 25.37]
Durant plus de deux millénaires, de Platon au Pape Léon XIII, en passant par Charlemagne et Saint Louis, les autorités morales des sociétés ont lutté drastiquement contre le prêt à intérêt : l’usure, qui a même valu excommunication au Moyen-Âge. Cette notion existe d’ailleurs toujours dans notre législation contemporaine : il y a une limite au taux d’intérêt exigible.
Outre l’aspect peu moral de gagner de l’argent avec de l’argent, « en dormant » et non par le travail, nos ancêtres avaient également perçu le vice intrinsèque du prêt : c’est un dangereux pari sur l’avenir, car il consiste à dépenser aujourd’hui l’argent que l’on aura normalement demain. Si l’argent est bien là demain, l’opération sera neutre, et il y aura alors simplement moins d’argent disponible. S’il n’y est pas, l’emprunteur sera en difficulté, voire également le prêteur en cas de défaut.
Rappelons bien ce fait comptable : hormis le cas des intérêts (que nous ne traiterons pas ici), une opération de crédit est totalement neutre : elle n’enrichit ni n’appauvrit personne, elle ne crée ni ne détruit de valeur. L’emprunteur bénéficie d’une simple avance de trésorerie qu’il doit rembourser à terme ; il fait donc le pari qu’il disposera alors des sommes pour rembourser.
Ceci explique donc la frilosité naturelle du prêteur, qui étudie attentivement la situation de l’emprunteur et lui demande des garanties. En tous cas, jusqu’à l’arrivée du « financiarisme ».
Ce « financiarisme » a remplacé aux États-Unis le capitalisme fordien au début des années 1980. Il se caractérise principalement par : la croissance du système financier au détriment de « l’économie réelle », la suppression de la régulation financière, la sur-distribution de revenus aux actionnaires au détriment de l’entreprise, la mise en place de principes comptables d‘imprudence, la valorisation de la rente et de l’héritage sur le travail, la mise en concurrence internationale des salariés et, plus généralement, le fait de privilégier systématiquement le court-terme sur le long terme.
Il a donc eu pour conséquence de comprimer les revenus d’une vaste majorité de la population, ce qui a entrainé une explosion des inégalités. Le consommateur, qui reste le moteur de nos systèmes économiques, a donc été obligé de s’endetter pour consommer – piège absolu du système de crédit.
La soi-disant « innovation financière » a permis de diluer fortement les risques individuels de crédit entre une multitude d’acteurs, mais n’a en rien diminué le risque systémique de défaut, qu’elle a au contraire fortement encouragé, en faisant croire aux investisseurs qu’il était possible d’avoir une rentabilité élevée sans aucun risque.
La désintermédiation bancaire a conduit à ce que l’épargne quitte les livrets pour aller s’investir dans des Sicav via des gestionnaires professionnels disposant de fonds de plus en plus importants, qui ont reproduit les mêmes opérations de façon moutonnière. Et ce dans le simple espoir de gagner 1 ou 2 % de plus tous les ans…
S’en est suivi une importante hausse de l’endettement du secteur privé dans tous les pays occidentaux. L’endettement du secteur non financier est ainsi passé en France de 95 % du PIB en 1980 à 210 % en 2011, et aux États-Unis de 150 % à 285 %.
Cet endettement a été rendu possible par une importante création monétaire par les banques : la masse monétaire européenne a par exemple augmenté de 12 % en 2007… L’existence de ces flots d’argent a été rendue possible par la fin il y a quarante ans, le 15 aout 1971, du système monétaire international issu des accords de Bretton Woods. Sans devise internationale, plus de limite aux déséquilibres des balances des paiements, et plus de limite au volume de crédit, les pays payant finalement avec leur dette…
Avec prescience, Jacques Rueff nous prévenait il y a près de 40 ans :
« Plus que jamais, la reconstruction d’un système monétaire international efficace est indispensable et urgente. Je demeure convaincu que hors d’elles, on ne construira que sur du sable. Par des calculs impeccables, les États-Unis ont conquis la lune. Ils ont en revanche témoigné de leur totale inaptitude à prévoir les plus proches évènements monétaires. La situation présente est grave. […] La situation présente ne peut pas durer. Elle ne doit pas durer. De toutes mes forces, j’espère qu’elle ne durera pas. » [Jacques Rueff, octobre 1973]»
Notre seul prix Nobel d’économie criait dans le vide il y a 15 ans :
« L’économie mondiale tout entière repose aujourd’hui sur de gigantesques pyramides de dettes, prenant appui les unes sur les autres dans un équilibre fragile. Jamais dans le passé une pareille accumulation de promesses de payer ne s’était constatée. Jamais sans doute il n’est devenu plus difficile d’y faire face. Jamais sans doute une telle instabilité potentielle n’était apparue avec une telle menace d’un effondrement général. [...] Au centre de toutes les difficultés rencontrées, on trouve toujours, sous une forme ou une autre, le rôle néfaste joué par le système actuel du crédit et la spéculation massive qu’il permet. Tant qu’on ne réformera pas fondamentalement le cadre institutionnel dans lequel il joue, on rencontrera toujours, avec des modalités différentes suivant les circonstances, les mêmes difficultés majeures. Toutes les grandes crises du XIXe et du XXe siècle ont résulté du développement excessif des promesses de payer et de leur monétisation.» [Maurice Allais, La Crise mondiale d’aujourd’hui].
Rien n’ayant été fait, la dette a continué son travail de sape : la crise des subprimes a alors logiquement éclaté, suite à des masses de prêts accordés aux plus pauvres en les faisant spéculer en pleine bulle immobilière. Ce naufrage a entrainé celui du secteur bancaire hypertrophié dans son ensemble. Logiquement, les États sont intervenus, mais ils ont oublié ce principe de base du secourisme : « La priorité du sauveteur est de se protéger. » [Référentiel national du secourisme, I.1-1] ; les pertes de la crise de 2008 ont ainsi quitté les bilans bancaires pour finalement s’accumuler dans les bilans des États via la dette publique, les entrainant actuellement dans leur chute.
En effet, jusque-là les États ont simplement « roulé » leur dette, c’est à dire qu’ils ont emprunté pour rembourser la dette échue, augmentant en permanence l’encours. De nombreux signes font actuellement craindre que les États ne puissent plus longtemps procéder ainsi, et finissent acculés par la hausse des taux ; ceux-ci sont actuellement historiquement bas et ont d’ailleurs contribué à l’accoutumance actuelle à la dette en anesthésiant pour un temps les emprunteurs par du crédit bon marché. Le réveil va donc être douloureux.
Car rappelons cette vérité historique : les États ne remboursent pratiquement jamais leur dette : ils la roulent jusqu’à ce qu’un défaut survienne, officiel (en France, le dernier, dit « des deux-tiers », date de 1797) ou surtout officieux, par l’inflation (le dernier date de la seconde guerre mondiale), et ce tous les 50 à 70 ans environ.
Nous risquons alors de devoir solder la dette publique par un ajustement rapide et probablement même très brutal. C’est-à-dire devoir détruire une large partie du passif public (la dette) par une destruction équivalente de l’actif privé, qui peut prendre deux formes : soit un défaut pur et simple, soit une levée massive d’impôt sur le patrimoine pour rembourser les créanciers. Comme environ 70 % de la dette publique est au final détenue par 10 % de la population, qui détient 50 % du patrimoine total, les deux solutions sont en fait quasiment équivalentes.
L’idée d’imprimer l’argent pour rembourser trotte de plus en plus dans les esprits. C’est ce qu’a fait modérément la Fed, et ce que commence à faire la BCE, en rachetant des obligations publiques. Or, ce n’est pas le rôle d’une banque centrale d’empêcher les investisseurs obligataires privés de prendre des pertes – phénomène fréquent pour les investisseurs actionnariaux ou immobiliers. De plus, l’objet unique de la BCE, validé par referendum, est de lutter contre l’inflation : qu’elle remise donc la planche à billets pour le moment. Le retour de l’inflation ruinerait probablement les États et les salariés en plus des créanciers – nous ne sommes plus en 1978….
Le financiarisme a réussi à endommager très gravement le système bancaire, puis les finances publiques. Il est encore temps de lutter pour qu’il épargne au moins la monnaie, notre bien commun…
Au final, nous alors probablement percevoir assez brutalement cette vérité comptable : un euro de dette publique en plus aujourd’hui, c’est un euro d’impôt en plus demain. Or, nous avons créé en France près de 500 milliards d’euros de dette publique depuis le début de la crise…
Une fois que toutes les pertes qui virevoltent entre bilans de personnes morales (banques, États…) seront redescendues au niveau des personnes physiques, on peut dire que la phase aigüe de la Crise sera terminée. Restera alors la phase chronique, qui ne se résoudra que par une action drastique contre les inégalités, qui handicapent l’économie.
Nous pourrons alors rebondir en rebâtissant un nouveau modèle d’économie sociale de marché, basée sur des principes sains : nouveau système monétaire international avec une monnaie mondiale commune (mais non unique), interdiction de la spéculation à outrance, forte régulation du crédit du secteur privé pour s’assurer des capacités de remboursement, orientation des investissements vers les besoins de l’économie réelle, récompense du travail et du mérite, interdiction des déficits publics hors récession par une règle d’or budgétaire, valorisation de l’éthique et de la morale. Un système équilibré entre le « Tout Égalité » qui a sombré en 1989, et le « Tout Liberté », que nous essayons désespérément de renflouer, en pure perte comme nous allons le voir.
Ironiquement, nous nous apercevrons alors que nous aurons rebâti un système très proche de celui de 1945, qui était issu du traumatisme de la crise de 1929, et que nous avions méthodiquement démantelé depuis 1980 par idéologie néoconservatrice. Comme l’a écrit Karl Marx : « Celui qui ne connaît pas l’Histoire est condamné à la revivre. »…
Ainsi, au final, cette Crise pourra se révéler comme une belle opportunité de réorienter notre économie vers un meilleur équilibre entre les parties prenantes et notre développement vers plus de durabilité, ou un drame historique.
À nous d’écrire rapidement la suite de l’Histoire…
« Ce qui est frappant, c’est combien les choses ont peu changé depuis 2008. [...] La véritable tragédie serait d’accepter le refrain selon lequel personne ne pouvait prévoir ce qui s’est passé et qu’on ne pouvait donc rien y faire. Si l’on accepte cette idée, elle se reproduira. [...] C’est notre responsabilité collective. C’est à nous de faire des choix différents si l’on veut obtenir des résultats différents. » [Rapport Angelides du Congrès américain sur la crise financière, 2011]
« Le temps de la procrastination, des demi-mesures, de l’apaisement des craintes, des expédients déconcertants et des délais touche à sa fin. Nous voici à l’aube d’une période de conséquences. » [Winston Churchill, 12/11/1936]
« L’expérience montre qu’il est plus facile aux peuples de mourir que de réfléchir. » [Gaston Bouthoul]
Olivier Berruyer (article paru dans les Echos)
billet de Christian
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